LES BOURGEOIS, LEURS VALETS, LEURS BOUFFONS
14 avr. 2021 – Qui aurait cru, il y a une semaine, en plein débats délétères sur “l’islamogauchisme” ou les réunions non mixtes, qu’un sosie de Polnareff complètement allumé allait retourner l’agenda médiatique ? Dans un passage d’À l’ombre des jeunes filles en fleurs, Marcel Proust décrit la salle à manger du Grand Hôtel d’une station balnéaire. Illuminée en pleine nuit, elle devenait “comme un immense et merveilleux aquarium devant la paroi de verre duquel la population ouvrière de Balbec, les pêcheurs et aussi les familles de petits bourgeois, invisibles dans l’ombre, s’écrasaient au vitrage pour apercevoir, lentement balancée dans des remous d’or, la vie luxueuse de ces gens, aussi extraordinaire pour les pauvres que celle de poissons et de mollusques étranges”.
En plein troisième confinement, alors que les amendes pleuvent sur les citoyens qui font un petit écart, on découvre derrière les parois de verre de nos écrans ces restaurants clandestins où se rencontrent des nantis autour de dîners hors de prix au mépris des règles sanitaires communes. Après le reportage d’M6, les internautes ont rapidement identifié l’inénarrable Pierre-Jean Chalençon, collectionneur fantasque fan de Napoléon qui s’est fait un nom dans le monde des ventes aux enchères, star de l’émission “Affaire conclue”, et propriétaire du Palais Vivienne.
Voulant banaliser les évènements qu’il a lui-même organisés ou ceux de son acolyte Christophe Leroy, notre Pierre-Jean national a donc réussi l’exploit de provoquer une bérézina médiatique du gouvernement en lancant la rumeur sur la présence de ministres. Cette affaire est une fusée à trois étages : la propulsion est la question de la présence de ministres, l’étage intermédiaire est la question du respect des consignes sanitaires, mais le dernier étage, le plus important, qui demeure une fois les autres largués, est la question de ce que font les classes dominantes dans ces repas.
Réponse : ce qu’elles font d’habitude – se rencontrer, tisser leurs liens, entretenir leur réseau. 1er étage – Si la théorie de la présence de ministres semble s’affaiblir – il est vrai qu’elle ne tient qu’aux allégations d’un extravagant – le problème est surtout qu’on est tellement habitués aux scandales qu’on trouve tout à fait plausible que les gens qui nous gouvernent se croient à ce point au-dessus des lois. 2e étage – Ministres ou pas ministres, il y a bien eu des ripailles bourgeoises. A-t-on affaire à des restaurants clandestins, donc à des violations des règles sanitaires ?
C’est ce que l’enquête doit dire. en déterminant si ces repas avaient lieu dans le cadre d’une soirée privée ou d’un évènement commercial, au domicile d’un particulier ou dans un Etablissement Recevant du Public. Les menus payants, la présence de serveurs, et d’un chef professionnel pourraient accréditer la thèse du resto clandestin. Il y a aussi la question morale du deux poids, deux mesures, quand on voit la jeunesse populaire verbalisée au moindre écart, les étudiants faire la queue à l’aide alimentaire, ou ces montpelliérains écopant de 405€ d’amende pour quelques verres de rosé sur la plage pendant que les happy few se payent des menus à 400€ et trinquent au Champagne. 3e étage.
Cette affaire exceptionnelle met en fait un coup de projecteur sur quelque chose de parfaitement ordinaire : les connivences entre les univers médiatiques et politiques. Mediapart nous apprenait par exemple que Brice Hortefeux, ancien ministre de l’intérieur, a déjeuné fin mars avec l’éditorialiste Alain Duhamel chez le chef Leroy. On comprend mieux la solidarité entre collègues. Il faut se rappeler ce que cette corporation dit lorsque ce sont d’autres secteurs de la société, ou les classes populaires qui enfreignent les règles sanitaires.
Cette connivence entre journalistes et politiques, est bien connue mais si on tire ce fil qui dépasse, comme avec une pelote, petit à petit tout un monde se dévoile. Dans Les Ghettos du Gotha, les sociologues Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot (spécialistes de la grande bourgeoisie) écrivent : Les associations, les cercles, les conseils, les comités dessinent une toile d’araignée à la trame complexe. Chaque personne apporte dans l’institution son carnet d’adresses, en partie redondant avec celui des autres membres, mais en partie seulement.
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