Les Délivrés : : les deux-roues de l’infortune
REPLAY. “Les Délivrés” : les deux-roues de l’infortune
À Nantes, Bordeaux et Paris, des coursiers à vélo décident de se battre pour conquérir des droits sociaux. Le documentaire «Les Délivrés » de Thomas Grandrémy raconte leur combat et nous plonge dans l’univers cynique et brutal du travail uberisé.
C’était une journée froide et grise, celle du 27 janvier 2019 à Bordeaux. A l’image, ils sont une centaine à défiler en silence, sac de livraison sur le dos, vélo tenu d’une main. Franck Page, un de leur copains de 19 ans ne roulera plus.
Dix jours plus tôt lors d’une livraison pour Uber Eats, le jeune étudiant avait été renversé par un camion. Conséquence de l’extension des zones de livraison, Franck Page se trouvait dans une zone industrielle inadaptée à la circulation à vélo.
“C’est pas possible de mourir dans l’indifférence pour avoir livré un burger” souffle en voix-off Damien, venu de Nantes.
Si l’on peut mourir dans l’indifférence, c’est parce qu’on peut dans la même indifférence travailler dans des conditions d’un autre âge pour de faibles revenus, pourvu que les algorithmes soient performants, que les bénéfices s’accroissent et que le client mange chaud.
Si Franck Page avait été salarié, sa mort aurait été un accident du travail, et son employeur aurait dû s’en expliquer.
Ce n’est donc pas par un fait-divers que Thomas Grandrémy a choisi de commencer son récit documentaire, mais bien par un fait de société.
A Nantes, à Bordeaux et à Paris, « Les Délivrés » raconte comment des coursiers, révoltés, ont tout fait pour se rendre visibles et se faire entendre.
Ce qu’ils dénoncent est parfaitement connu et alimente régulièrement le débat médiatique : pour eux, pas de contrat de travail, pas de droits à l’assurance-chômage, pas de protection sociale, et la nécessité de rouler soixante heures par semaine pour espérer atteindre le montant d’un SMIC mensuel.
A la place, un statut d’auto-entrepreneur qui en théorie laisse le choix à chacun de prendre ou pas une commande.
Une organisation qui a tout pour séduire l’étudiant en quête d’un revenu d’appoint, sur le mode “travaillez quand vous voulez”.
Sous pression
Regard clair et voix émue à la limite de se briser tout au long du film, Clément témoigne d’une réalité toute autre. Pour lui comme pour tous les autres bikers, pas de “quand vous voulez” : les commandes se concentrent le week-end à partir du vendredi soir.
Manière simple de signifier que l’uberisation a creusé un fossé entre deux jeunesses urbaines : l’une qui commande ses repas pour profiter à fond de ses soirées libres de fin de semaine, l’autre qui livre par tous les temps.
Dans une rue de Nantes à la nuit tombée Damien, coursier pour Deliveroo explique le fonctionnement de l’application :
“Pour pouvoir se connecter il faut réserver des créneaux. Pour réserver les créneaux qu’on veut il faut avoir de bonnes statistiques et pour avoir de bonnes statistiques, il faut s’être connecté sur beaucoup de créneaux précédents. C’est un cercle vicieux”.
Une fois connecté le livreur voit s’afficher des propositions de courses, avec le nom du restaurant, l’adresse du client et le tarif proposé. A prendre, ou à laisser. Et quand on prend, la course est vraiment… une course.
“Comme tu es noté par le client, tu n’as pas envie de traîner ni de faire des détours, le client sait à quelle vitesse tu roules, où tu es. Si tu vas à 2 à l’heure et que tu t’arrêtes à tous les feux, tu es sûr que le client va te mettre une sale note. Si tu es en retard parce que le restaurateur a mis trop de temps à te donner la commande, c’est toi qui prends. Et si tu as moins de 90% de satisfaction, ton compte peut être suspendu.”
Comme Damien ou Clément de nombreux coursiers ne sont pas des étudiants en quête d’argent de poche ou d’un job compatible avec leurs études.
Livrer, c’est la seule activité rémunérée qu’ils aient pu trouver. Et ce n’est pas qu’une question d’argent.
“Depuis que je livre, j’ai rencontré d’autres livreurs qui depuis sont devenus des amis proches” raconte Clément qui roule dans les rues de Bordeaux. “C’est la plus belle chose qui me soit arrivée avec ce travail.”
Un travail qui lui prend tous ses week-ends et qui ne lui permet pas d’avoir un logement à lui. A 25 ans, il vit chez ses grands-parents.
“La fatigue physique c’est une chose, mais la fatigue psychique c’est épuisant.” Il en souffre.”On est tout le temps observés par les restaurateurs, l’application qui nous traque sans cesse. Ça t’amène à faire des cauchemars, tu te réveilles en pleine nuit en te demandant si tu n’as pas loupé ton créneau.”
Comment se fédérer entre compagnons d’infortune, quand tout se passe par écran interposé, quand tout le système repose sur l’individualisation la plus poussée du travail ?
Le turn-over incessant des livreurs, inhérent à la forme d’activité proposée par les plateformes entrave efficacement les velléités de mobilisation.Les nouveaux codes de la lutte sociale
Et pourtant à l’été 2019, l’annonce par les plateformes de courses proposées à moins de 3 euros, brisant de fait le tarif minimum en vigueur jusque-là, va mettre le feu aux poudres.
Depuis Bordeaux, les coursiers décident de monter à Paris à vélo, en passant par toutes les grandes villes de l’Ouest pour remplir des cahiers de doléance.
Après mille kilomètres en selle, soutenus tout du long par Jérôme Pimot, figure de la lutte des coursiers et fondateur du CLAP (Collectif des Livreurs Autonomes de Paris), ils atteindront la capitale où une manifestation est organisée.
On est en août 2019, et un mouvement prend corps.
Clément a fait le voyage, les micros se tendent vers lui à sa descente de vélo, le jeune homme fond en larmes : “Personne ne veut nous écouter. Passer 55h par semaine sur un vélo, c’est dangereux ! Si je tombe je n’ai aucune protection sociale.”
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