Définition de la démocratie
« Il s’agit du pouvoir du peuple et non celui de ses représentants – l’idée de représentation politique, spécifique de la société et de l’aliénation d’aujourd’hui, est là totalement absente ; ensuite, le peuple ne saurait être remplacé par les experts, qui sont certes reconnus comme tels dans leurs domaines respectifs, mais sans qu’ils puissent prétendre à une expertise politique générale, qui n’existe pas : il n’y a pas de science de la politique ou du gouvernement ; enfin, il s’agit bel et bien de la communauté politique et non d’un État au sens moderne du terme, séparé de la société, qui lui fait face et la gouverne. Tout cela implique aussi que les membres de la communauté participent effectivement à l’activité politique. Non pas, bien-sûr, que 100% d’entre eux prennent part à tout instant aux délibérations ou aux décisions ; mais tout simplement qu’une majorité substantielle du peuple est présente et se manifeste activement chaque fois qu’il s’agit de délibérer et de décider. Cette participation n’est pas un droit abstrait, mais une pratique effective ; et elle n’est pas laissée au hasard ou au bon vouloir des citoyens. C’est toute la vie de la cité, toute l’éducation des citoyens, la paideia pros ta koina, l’éducation en vue des affaires communes, qui conditionne cette participation effective. Et cela est manifeste, dans la vie politique d’Athènes, pratiquement de la révolution de Clisthène à la fin de l’indépendance d’Athènes (bataille de Chéronée, domination macédonienne, etc.), c’est-à-dire à peu près pendant deux siècles. Parmi les composantes du dispositif qui rend possible cette pratique de la démocratie, il y a la création d’un espace public, (…), à savoir la publicité des affaires, par opposition radicale au secret – monarchique, étatique ou bureaucratique – (…), la création aussi d’un temps public, (…), par temps public, j’entends une mémoire qui, là encore, n’est pas la possession privée de prêtres, de fonctionnaires, du monarque ou d’une bureaucratie, mais est explicitement mise en commune et publiquement élaborée, (…). Tout cela sera étouffé par la contre-révolution platonicienne, et par la constitution, à sa suite, d’une philosophie politique qui va s’édifier en opposition frontale avec ce qui avait été créé au cours du VIe et du Ve siècle (avant J.C.). (…) Ce chœur de l’Antigone de Sophocle où il est dit explicitement que c’est l’homme lui-même (c’est-à-dire l’humanité) qui invente, crée, pose les lois qui constituent les cités. (…) C’est la communauté qui forme l’individu tel qu’il va devenir. On reconnaît l’idée de la paideia explicité par Aristote, mais qui est là bien avant lui, pratiquement depuis toujours. (…) polis andra didaskei, c’est la cité qui éduque l’homme, qui fait de lui un homme. (…) Chez les humains le nomos devient phusis, c’est-à-dire que leur nature, c’est ce qui leur a été imposé et inculqué par l’institution de la cité dans laquelle ils ont grandi. (…) C’est bien évidemment à partir du moment où l’ont reconnaît, (…), cette autocréation de l’humanité, autoconstituante et auto-instituante, que la question du nomos et de la doxa surgit avec toute sa profondeur. Il n’y a plus lieu, alors, de penser à une naturalité ou à une quelconque origine divine ou transcendante des dispositions qui règlent la vie sociale des êtres humains : tout cela, c’est du nomos ; et quant aux vues de ces mêmes humains sur le monde, c’est de la doxa, de l’opinion.»
Cornélius Castoriadis