Paris a sa propre monnaie locale
Née à Montreuil en 2014, la « pêche » est lancée dans la capitale samedi. Objectif : dynamiser l’économie et consolider le lien social.
C’est une petite lettre « p » esquissée sur un fruit rouge. Elle s’affiche discrètement sur la vitrine d’une centaine de commerces de Montreuil, Bagnolet et au Pré-Saint-Gervais, en Seine-Saint-Denis, signalant qu’ils acceptent déjà les paiements en « pêche », la monnaie locale née à Montreuil, en juin 2014. Ce samedi 12 mai, la pêche est officiellement lancée dans la capitale, devenant ainsi une monnaie francilienne.
Il existe une cinquantaine de devises estampillées locales et complémentaires dans l’Hexagone
« Il y a encore beaucoup à faire : informer le grand public, démarcher les entreprises, densifier le réseau, soulignait en avril Lucas Rochette-Berlon, coprésident de l’association Une monnaie pour Paris, qui porte le projet. Mais le jeu en vaut la chandelle : dynamiser l’économie locale et le lien social. »
L’eusko au Pays basque, le sol-violette à Toulouse, l’abeille dans le Lot-et-Garonne ou encore la doume dans le Puy-de-Dôme… Depuis 2010, les monnaies estampillées « locales et complémentaires » se multiplient en France. Il en existe aujourd’hui une cinquantaine.
Filles des initiatives telles que les systèmes d’échange local (SEL), elles rappellent les monnaies créées lors la dépression des années 1930, comme le WIR suisse ou l’expérience de Wörgl en Autriche. « Mais le mouvement auquel on assiste en France est inédit », estime Jérôme Blanc, économiste à Sciences Po Lyon et spécialiste du sujet. Cela tient en partie au documentaire Demain, de Cyril Dion et Mélanie Laurent, sorti en 2015. En braquant les projecteurs sur la livre locale de Bristol (Royaume-Uni), il a créé des vocations.
Favoriser les circuits courts
Avec la pêche, le principe est toujours le même : les volontaires échangent leurs euros contre des billets de la monnaie locale auprès d’un comptoir de change. Ils les dépensent ensuite dans les commerces membres du réseau. Lesquels peuvent les utiliser à leur tour auprès de leurs fournisseurs ou les reconvertir en euros, moyennant une décote de 3 % à 5 %, censée les encourager à rester dans le système. Les euros, eux, sont conservés dans une banque éthique, comme la Nef.
L’intérêt ? « Contribuer à relocaliser des activités », notent les créateurs de l’eusko, la plus grosse monnaie locale française – 3 000 particuliers et 700 professionnels l’utilisent, 820 000 euskos sont en circulation (l’équivalent de 820 000 euros), dont une partie sous forme numérique.
Exemple : pour dépenser ses euskos (ou ses pêches), un restaurateur se fournit auprès d’une brasserie artisanale membre du réseau plutôt que d’acheter des bières étrangères. Ou commande ses pommes de terre au primeur de proximité plutôt que dans une grande chaîne. De quoi favoriser les circuits courts si suffisamment de professionnels sont impliqués. Et donner, ce faisant, un coup de pouce à la transition écologique.
C’est ce qui a convaincu Christine Douhard de sauter le pas. Il y a un an, elle a ouvert la boutique Un p’tit coin d’Savonnerie à La Varenne-Saint-Hilaire, près de Paris. Elle n’utilise que des produits bio pour fabriquer ses savons. « Rejoindre la pêche s’inscrivait naturellement dans ma démarche, explique-t-elle. Je me reverse celles que je reçois en salaire et les utilise au Fermier, le supermarché bio de Saint-Maur-des-Fossés [Val-de-Marne]. » En attendant de trouver un fournisseur local pour ses savons.
Même son de cloche à La Recyclerie, dans le 18e arrondissement de Paris, le premier commerce de la capitale où l’on a pu changer ses euros en pêches. « Nous avons tout de suite soutenu l’idée : favoriser le lien local et l’environnement est cohérent avec notre engagement », détaille Marion Bocahut, chef de projet du lieu. Elle espère être suivie par nombre de commerces parisiens dans cette aventure.
Le principal défi : convaincre un public plus large
Toute la difficulté consistera à persuader au-delà du cercle des professionnels et particuliers déjà engagés dans le « consommer autrement ». Dans les rues de Montreuil, quatre ans après le lancement de la pêche, l’enthousiasme de certains commerçants est un peu retombé.
« Passé l’effet de mode des débuts, on voit beaucoup moins de clients l’utiliser », observe-t-on à la boutique de fleurs Pompon, près de la mairie de Montreuil. Les habitants, quant à eux, oscillent encore entre scepticisme et curiosité. « Payer en pêches ? O.K., mais nous, on galère : on n’a pas d’euros à changer », résument Johanna et Hocine, tous deux étudiants.
« On touche ici au principal défi : sortir des centres-villes et convaincre un public plus large que consommer en monnaie locale ne coûte pas plus cher », affirme Matthias Charre, de l’association gérant le cairn, créé en septembre 2017 à Grenoble, et qui regroupe déjà 1 100 utilisateurs.
Franchir ce cap exige un travail de terrain colossal reposant pour l’essentiel sur l’énergie des bénévoles. Certains finissent par s’essouffler. D’autres peuvent compter sur le soutien des collectivités locales. En effet, une poignée accepte les paiements en monnaie complémentaire pour quelques services municipaux (bibliothèques ou musées), comme la mairie de Grenoble.
« En dépit de leur dynamisme, les retombées économiques de ces initiatives restent très faibles », analyse Jérôme Blanc. A écouter leurs partisans, leur véritable ambition se situe peut-être ailleurs. « Ce sont avant tout des lieux d’éducation populaire, un laboratoire où les citoyens font un petit pas vers un mode de consommation plus respectueux de la planète », conclut Philippe Derudder, spécialiste de l’économie alternative et auteur de Monnaies locales complémentaires et citoyennes : pourquoi, comment ?, aux éditions Yves Michel.