Michaël Foessel : « Dans le projet égalitaire de la gauche, il y a aussi une promesse sensuelle »
15 févr. 2022 – La gauche devrait réapprendre à jouir et à rire pour retrouver les chemins des coeurs des catégories populaires. Telle est la thèse du philosophe Michaël Foessel, dans « Quartier rouge, le plaisir et la gauche » aux éditions PUF. Il est l’invité de #LaMidinale.
VERBATIM
Sur la jouissance « Je me suis fondé sur les discours de gauche et j’ai constaté que la question du plaisir était la plupart du temps ignorée, ou alors assimilée à la consommation. » « J’ai essayé de réfléchir à la question de savoir si tous nos plaisirs étaient formatés par le système économique ou par la technologie contemporaine. » « J’ai constaté que la question du plaisir, du corps, de la jouissance – aussi bien au niveau de la sexualité que de l’alimentation – est présente dans un certain discours de droite, plutôt réactionnaire. Consistant à dire qu’aujourd’hui on ne peut plus jouir en raison de la contrainte que font peser sur nous l’écologie, le féminisme, le mouvement LGBT, #MeToo, etc. » « Est-ce que lorsque nous avons un moment qui nous réconcilie avec le réel, ça nous réconcilie aussi avec le système capitaliste ? Il me semble que non. »
Sur l’universalité du plaisir « Il n’y a pas d’égalité face au plaisir, en fonction de la classe sociale à laquelle on appartient, du genre auquel on appartient. Pour autant, je ne dirais pas qu’il y a des plaisirs de droite et des plaisirs de gauche. Ça impliquerait de faire des hiérarchies en fonction des objets du plaisir. » « Ce n’est pas l’objet du plaisir qui me paraît politiquement intéressant, mais le rapport qu’on entretient avec lui. La formule “On peut rire de tout mais pas avec tout le monde” résume bien la fonction politique du rire. Si on prend le film Les Valseuses, il était vu à sa sortie comme un film de gauche et aujourd’hui apparaît plutôt comme revendiqué par la droite par sa dimension misogyne. La question n’est pas de savoir si Les Valseuses c’est de droite ou de gauche, mais de savoir si, quand on rit à ce type de spectacle, est-ce qu’on rit par adhésion à ce qui est montré – en l’occurrence une certaine forme de misogynie – ou est-ce qu’on rit par distanciation ? » « Si je ris avec des racistes d’une blague raciste, je fais communauté avec eux et cette expérience du plaisir est raciste. Mais si je ris du racisme, si je me moque de lui, avec des gens avec qui je prends plaisir à prendre une distance avec ce qui nous afflige, alors ce rire fait partie d’une forme d’émancipation qu’on peut appeler “de gauche”. »
Sur la diversité des objets que tu nommes « plaisir » « Ce qui est politique, ce n’est pas les objets – le tabac, l’alcool, le sexe, la nourriture –, c’est la manière dont on se rapporte à ces joies. On peut considérer qu’il y a une hiérarchie des plaisirs : les joies liées à la lutte, à la contestation, sont supérieures à des joies plus privées, plus individuelles. » « Qu’est-ce qui fait que le corps est politique ? Ce qui m’intéresse, c’est l’expérience que l’on peut faire que nous avons plus qu’un seul corps. Nous ne sommes pas condamnés à un certain usage de notre corps. » « Les ouvriers de 36 ont occupé les usines et y ont fait la fête, peut-être l’amour. Ils ont démontré de manière empirique que le destin social qui leur était fait pouvait être déjoué. » « La gauche apparaît aujourd’hui comme démodée et pleine de contraintes. Il m’a paru important de montrer que dans le projet égalitaire, il y a aussi une promesse sensuelle. »
Sur la nostalgie du plaisir « La nostalgie, c’est déjà mieux que la mélancolie. La mélancolie de gauche – cette idée qu’il y a eu beaucoup de défaites – a fait son temps. On peut rire de ce qu’ont fait les vainqueurs. Le rire qui désacralise, la valeur travail par exemple, à l’heure du burn-out généralisé, c’est une forme de rire très contemporaine. » « Je parle aussi de la façon dont les femmes sont entrées sur la scène et revendiquent leur plaisir, reconfigurent le concept d’orgasme – est-ce qu’un orgasme implique la pénétration ? Qu’est-ce qu’un orgasme qui ne serait pas masculiniste ? –, toutes ces manières de mettre en forme ce qui constitue notre sexualité sont présentes, mais en retrait par rapport aux thématiques imposées à gauche qui sont plutôt de caractère catastrophistes, sur l’urgence de la nécessité de bifurquer ou non. »
Sur les gilets jaunes « Le point de départ de leur lutte, c’est de sortir de chez eux pour se rendre sur les lieux qui incarnent la laideur architecturale dans laquelle on les force à vivre : les rond-points, les bretelles d’autoroutes, etc. Ils ont constaté une sorte de sociabilité plus heureuse, ils ont fait des bistrots improvisés, et petit à petit ils se sont politisés. La logique est la même que pour Nuit debout ou le mouvement Occupy – même si la sociologie n’est pas la même – : rassembler des corps et mêler la revendication politique à des expériences. On essaie de reconquérir du sensible là où il n’y a que du béton, de la hiérarchie. »
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